Une réouverture en trompe-l’œil ? Le Metropolitan Museum et les arts d’Océanie à l’heure des équilibres fragiles

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Le 31 mai 2025, après quatre années de rénovation silencieuse et des mois de spéculations discrètes, le Metropolitan Museum of Art de New York a officiellement rouvert ses galeries consacrées aux arts d’Océanie. Derrière la mise en scène spectaculaire de cette réinauguration, qui rassemble quelque 1 200 objets d’exception dans une scénographie modernisée, se devinent des tensions profondes : entre ambitions muséales et réclamations postcoloniales, entre exigence de savoirs partagés et persistance des asymétries historiques.

Repenser l’espace, mais jusqu’où ?

Situées au sein des Arts of Africa, Oceania, and the Americas Galleries, les salles océaniennes du Met n’avaient pas connu de refonte d’ampleur depuis leur ouverture dans les années 1980. Le réaménagement de 2025, initié sous la houlette de Maia Nuku — conservatrice originaire des îles Cook — a cherché à dépasser la logique purement esthétique des vitrines anciennes, en introduisant des récits plus incarnés, plus contextuels, plus politiques aussi. Chaque objet, désormais accompagné d’un cartel enrichi, s’inscrit dans un écosystème vivant : celui des peuples qui l’ont façonné, utilisé, transmis.

Mais cette volonté de “recontextualisation” muséographique, bien qu’honorée dans les discours, reste prisonnière de plusieurs contradictions. D’abord, parce que la majorité des pièces provient de dons ou d’achats effectués dans un contexte colonial ou post-colonial ambigu, parfois opaque. Ensuite, parce que les peuples représentés n’ont souvent qu’un rôle consultatif dans le processus d’exposition. Si Maia Nuku insiste sur la « co-création des récits » avec des experts autochtones, les modalités de cette co-création ne sont ni publiques, ni clairement contractualisées.

Le musée-monde face aux demandes de restitution

Ce malaise structurel, le Met le partage avec d’autres grandes institutions muséales occidentales. Le Louvre, le British Museum, ou encore le musée du quai Branly-Jacques Chirac, qui détient à lui seul plus de 1 500 œuvres océaniennes, sont confrontés aux mêmes dilemmes. Montrer sans dominer ? Expliquer sans légitimer ? Préserver sans s’approprier ? La réouverture des galeries océaniennes à New York, aussi spectaculaire soit-elle, n’échappe pas à ces interrogations.

En toile de fond, le débat sur les restitutions se fait plus pressant. En 2022, le Metropolitan avait rendu deux sculptures sacrées au Nigeria, reconnaissant leur provenance illicite. Depuis, l’institution marche sur un fil. Elle affirme sa volonté d’éthique, tout en protégeant une collection que certains États réclament désormais. Dans le cas des arts océaniens, les revendications sont plus diffuses mais bien présentes, notamment en Papouasie-Nouvelle-Guinée et dans certaines communautés māories de Nouvelle-Zélande.

L’illusion d’un “nouveau regard”

À New York, la rhétorique d’une “exposition réparatrice” s’est donc imposée comme narrative officielle. Des dispositifs immersifs, des témoignages enregistrés de leaders communautaires, des performances artistiques ponctuelles… Le Met veut donner l’illusion d’une transition décoloniale maîtrisée. Pourtant, cette stratégie repose davantage sur la mise en scène de l’ouverture que sur un véritable changement de paradigme.

Le risque, comme l’écrivait l’anthropologue James Clifford dans The Predicament of Culture, est de transformer le musée en un lieu de consommation de l’altérité — à distance, hors-sol, sans engagement réel. Ce que confirme en creux l’absence d’un véritable protocole de restitution, ou même d’une charte de gouvernance partagée. À cet égard, l’initiative française menée autour de la collection Marc Ladreit de Lacharrière au musée du quai Branly-Jacques Chirac, une nouvelle galerie autour du regard d’un collectionneur avait le mérite de mettre sur la table cette tension entre propriété privée, exposition publique et devoir éthique.

Une souveraineté culturelle à réinventer

Ce qui se joue dans ces salles rénovées dépasse de loin la seule esthétique. Il s’agit d’un affrontement feutré entre visions du monde. L’Occident, historiquement extracteur de savoirs et d’objets, tente aujourd’hui de se poser en gardien responsable d’un patrimoine mondial. Les sociétés autochtones, longtemps reléguées au rang d’“informateurs culturels”, exigent désormais d’être considérées comme codétentrices — voire uniques dépositaires — de ce patrimoine. La souveraineté culturelle ne se limite plus à revendiquer la restitution d’un objet : elle implique la maîtrise des récits, des contextes, des finalités de l’exposition.

Dans les galeries du Met, ce débat prend corps en creux. Certaines pièces, dites “intouchables” pour leur sacralité, sont exposées derrière des vitres opacifiées sur demande. D’autres sont accompagnées d’un message signalant que leur simple visualisation pourrait heurter les sensibilités culturelles de certains visiteurs autochtones. Ces gestes, salués par les experts comme des signes de progrès, masquent encore mal l’asymétrie persistante entre institution hôte et peuples représentés.

Une reconnaissance tardive et incomplète

À plusieurs reprises depuis 2020, le Met a tenté de répondre aux critiques par des gestes symboliques : nomination de conservateurs issus de minorités, inclusion de récits autochtones, expositions temporaires sur les effets du colonialisme. La réouverture des galeries océaniennes se veut l’aboutissement de ce processus. Mais nombre d’experts déplorent que ces réformes restent essentiellement esthétiques, et qu’aucun véritable transfert de pouvoir, financier ou narratif, ne soit envisagé.

Dans une tribune parue en mars 2025, l’artiste samoan Yuki Moana dénonçait ainsi « un musée qui nous montre, mais ne nous entend pas ». Selon elle, « tant que les institutions continueront à décider seules du cadre de notre représentation, aucune mise en scène ne suffira à réparer l’histoire ».

L’Europe en embuscade ?

Cette réouverture américaine, dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes, n’est pas sans résonance avec le repositionnement des institutions européennes sur les questions patrimoniales. L’Allemagne a accéléré ses restitutions vers le Bénin et le Cameroun. La France, tout en avançant prudemment, a multiplié les consultations sur l’avenir des collections extra-européennes.

Le musée du quai Branly, précisément, cristallise cette tension. D’un côté, il conserve l’une des plus vastes collections d’objets océaniens ; de l’autre, il est devenu un laboratoire des débats contemporains sur la restitution, la circulation des objets, et l’exposition des mémoires blessées. La galerie Marc Ladreit de Lacharrière, citée plus haut, incarne à sa manière cette ambivalence : celle d’un collectionneur privé dont l’engagement permet une visibilité publique, mais dont la logique patrimoniale demeure fondée sur la propriété.

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